Mots-Clés : correspondance
<p><strong>Transcription</strong></p><p>La court de St Cyr, 14 novembre 1879</p><p>Monsieur, </p><p>Vous avez dû recevoir, hier, quelques brochures traitant de matières qui peuvent vous intéresser. Cette lettre vous porte, à son tour, certains renseignements relatifs aux sujets étudiés par vous en ce moment. </p><p>Aussitôt arrivé ici, j'ai consulté, à votre intention, le beau travail de M. W. Frœhner sur le verre, ayant pour titre : La verrerie antique. Description de la collection Charvet. Le Pecq, J. Charvet, château du Donjon, 1879, inf°. il s'y trouve, à la p. 131, une longue nomenclature des diverses variantes, recueillies jusqu'ici, de la marque des barillets sortis de la fabrique Frontinienne, dont vous avez rencontré plusieurs spécimens dans la partie romaine de votre cimetière, voici les plus caractéristiques : </p><p>FRONTINIANAF (QVA) ?</p><p>Saut de page</p><p>FRONT. ASIATIC.</p><p>FRONT. SEXTIN.</p><p>FRONT. S.C.F.</p><p>FRONT. SEX.</p><p>FRONT. PROTI.</p><p>F.P. FRONT.</p><p>Souvent les lettres sont séparées par des feuilles de lierre, affectant la forme de coeurs. </p><p>Je vous serais reconnaissant de me procurer des calques exacts des variantes que vous possédez, afin de les utiliser dans le compte rendu que je fais du livre de M. Frœhner. </p><p>La fabrique Frontinienne, qui a répandu ses produits sur les régions comprises entre le Rhin et la Charente, était peut être située en Normandie, où on les trouve en abondance. Ceux de de ces produits, rencontrés à Poitiers, montrent qu'on en faisait usage, fort loin de leur lieu d'origine. J'ai trouvé un barillet, de petite dimension, portant la marque FRONT. S. à Saintes. </p><p>Si la fabrique était normande, des verres nous sont venus probablement par mer ; puis ont pénétré dans l'intérieur des terres par les rivières et les vois ferrées. (vieux style).</p><p>On a fabriqué aussi du verre en Poitou, à l'époque romaine ; mais je n'ai trouvé aucune marque certaine,</p><p>Saut de page</p><p>spéciale au terroir. Voyez là dessus l'étude qui accompagne mon Art de terre chez les Poitevins. Si vous exécutez, comme je l'espère, votre projet d'excursion à Fontenay et à St Cyr, nous vous montrerons de curieux spécimens de nos fabrications régionales. </p><p>Pendant votre prochain séjour à Paris, vous devriez aussi vr. La collection Charvet ; 20 rue de Londres. Allez y vers 9 heures et demie du matin, et vous aurez sous les yeux un ensemble peut-être unique.</p><p>Le sol d'une ville aussi ancienne et aussi importante que Poitiers, dont les origines se perdent dans la nuit des temps, puisqu'on y trouve des témoignages irrévocables de l'habitation de l'homme sur ce point, depuis l'époque, au moins, de la pierre polie, ce sol vous fournira des épaves de toute nature. La façon dont vous dirigez vos recherches, cher monsieur, vous permet surtout de faire ample moisson, mais je ne saurais trop vous recommander de noter exactement tout ce qui se rapporte au verre et au bronze. </p><p>Il en est ainsi des fragments d'architecture. Vos chapiteaux de pilastres des thermes me semblent</p><p>Saut de page</p><p>spécialement d'une importance extrême, au point de vue des origines du roman, comme vous en faites d'ailleurs la remarque, dans votre brochure. Avec un peu de patience, et grâce à votre étonnante perspicacité, vous ne tarderez à nous établir graphiquement le tableau synoptique des dégénérescences du chapiteau composite local, depuis le second siècle jusqu'au XIIIe, ce qui sera une véritable conquête pour l'archéologie. Tout se tient dans l'art, comme dans le domaine des idées et des faits. Il ne s'agit que de reconstituer les chainons de la tradition. </p><p>Vous êtes en passe, cher monsieur, de reconstituer le plan de Limonum, en y marquant, par des teintes convenues, les phases successives du développement et du rétrécissement de son enceinte, et les superpositions des édifices et des demeures de ses habitants. Il est tel point de la ville où, en y regardant de près, les vestiges de la hutte celtique gisent au dessous de douze ou quinze couches, plus peut-être, de ruines superposées, avant d'arriver au sol actuel. Pourquoi ne nous donneriez vous pas la coupe de ces terrains ? En bien peu de temps, vous avez fait, à vous seul,</p><p>Saut de page</p><p>plus, pour la topographie ancienne de Poitiers, que les deux ou trois générations d'archéologues, qui se sont succédées, chez nous, depuis le commencement du siècle. C'est que vous avez des vues d'ensembles et procédez sur des données rationnelles, au lieu d'éparpiller au hasard vos investigations. </p><p>On m'a dit que vous songiez à les porter bientôt, ces investigations si intelligentes, sur le Vieux Poitiers, séjour de plaisance des riches romano gaulois des IIe et IIIe siècles, qu'on croit, bien à tort, avoir eu une importance sérieuse antérieure à cette période. Qu'un petit point gaulois ait existé là, je le concède. La situation du lieu l'indiquerait, à défaut de sa pierre levée ; mais j'ose assurer à l'avance que tout ce que vous rencontrerez fournira la preuve qu'avant l'ère romaine, ce n'était qu'une bicoque, au plus un centre religieux d'ordre secondaire. Le point en question ne devint une résidence quasi princière, une villa impériale peut-être, où les administrateurs de la province venaient passer la belle saison, qu'après que la Gaule eut été absolument romanisée.</p><p>La dénomination actuelle de Vieux-Poitiers, rentre dans la même catégorie que celles de Vieux-Pouzanges, Vieux-Chassenon et autres analogues. L'époque romaine ayant été</p><p>Saut de page</p><p>essentiellement pacifique et agricole durant deux siècles, les habitants des anciens points gaulois, peu propices, en général, à la culture, se portèrent sur des terrains, dont le sol était plus productif. Plus tard, quand vinrent les jours terribles des Bagaudes et des invasions barbares, ces populations regagnèrent leurs anciens gîtes, plus faciles à défendre, et les lieux, alors abandonnés, ne tardèrent pas à passer, aux yeux des générations suivantes, mal instruites du passé, pour avoir une origine pseudo-antique. Règle générale : tout point ayant son nom précédé de l'adjectif qualificatif Vieux, ne remonte guère au delà, comme importance, du second siècle.</p><p>Mais abordons enfin, cher monsieur, la question de votre chapelle funéraire chrétienne du champ ou chiron des martyrs. Peu familier avec ces sortes de monuments, je ne me prononcerai point sur l'âge exact de celui-ci. Il me semble pourtant que ce qu'il présente de plus ancien ne remonte pas au delà du dernier tiers du Ve siècle, et qu'il est tel motif d'ornementation qui fait songer à la seconde moitié du VIe. Des remaniements successifs ont pu être opérés. Je vous conseillais, lundi dernier, de comparer certains détails avec ceux que</p><p>Saut de page</p><p>présentent les fibules et boucles de ceinturons franques. Vous pouvez consulter spécialement, à ce sujet, le mémoire de M. Henri Baudot sur les sépultures des barbares de l'époque mérovingienne découvertes en Bourgogne et particulièrement à Charnay et la publication de M. Moreau sur les fouilles de Caranda. Ce dernier ouvrage est, je crois, entre les mains de M. Richard, ou à la bibliothèque de la société des antiq. de l'ouest. Examinez surtout les entrelacs et les représentations de serpents. L'un des ouvriers, qui a sculpté certaines pierres de la chapelle des martyrs de Poitiers, aurait travaillé le fer ou le bronze, que je n'en serais pas surpris, tant il a conduit son outil à la façon du ciseleur de ces temps là. C'est une particularité sur laquelle j'appelle votre attention. Cet ouvrier devait être franc et non gaulois. </p><p>Quoi qu'il en soit, votre découverte est un fait capital, digne d'une publication qui la fasse connaître sous toutes ses faces. Elle vous amènera nécessairement à formuler votre sentiment sur nos origines chrétiennes. Le cimetière, que vous avez fouillé en dit long sur ce sujet, dans son ensemble. J'engage fort les partisans quand même de l'organisation des églises de la Gaule dès le premier siècle à l'étudier sans parti pris. Les gens</p><p>Saut de page</p><p>sincères entreverront aussitôt la réalité des choses.</p><p>En notre temps de critique à outrance, où des préoccupations étrangères à la vérité historique oblitèrent trop souvent la perspicacité des meilleurs esprits des deux camps, on obtient forcément un résultat de plus en plus contraire à celui qu'on se propose, à mesure qu'on laisse d'avantage agir la passion en soi. L'abbé Aubert et D. Chamard, qu'il me soit permis de les citer comme exemples, sont là pour le démontrer. Celles de leurs œuvres, où ils ont eu la prétention d'élucider les origines de l'église poitevine, ont à peine vécu et sont déjà jetées au panier de l'épicerie. </p><p> Les hommes de petite étoffe gâtent les meilleurs choses quand ils les touchent. Ainsi que je vous le disais l'autre fois, il faut tenir compte, dans une certaine mesure, de la tradition et de la légende. Mais c'est courir, de gaité de cœur, au ridicule que de prendre cette dernière pour guide unique, quand il s'agit d'histoire. Vos Bollandistes l'ont bien compris, lorsqu'il ont fait litière de tant d'élucubrations fantaisistes de la période comprise entre le VIIe et le XIIIe siècles. Aussi leurs travaux comptent-ils toujours parmi les éléments sérieux de critique historique. Les romanciers ecclésiastiques du Poitou auraient dû avant de prendre la plume, s'inspirer de leur méthode. </p><p>Une église qui peut, à peu près, démontrer, par titres</p><p>Saut de page</p><p>authentiques, qu'elle remonte au IIIe siècle. En est-il beaucoup d'autres favorisées ? - une église qui eut l'honneur insigne d'être définitivement organisée par le grand St. Hilaire et par St. Martin, a des titres de noblesse assez en règle, pour se passer de la fausse généalogie, composée de pièces et de morceaux apocryphes, que des farceurs, d'ordre infime, veulent lui imposer. Qu'on renvoie, encore une fois, ces écoliers à l'étude de Grégoire de Tours et de votre cimetière. Les travailleurs de bon aloi n'ont que faire de leurs feuilletons.</p><p>Veuillez me pardonner la vivacité de mon langage ; mais je déteste le roman historique. J'admets fort bien qu'on soit d'un avis contraire au mien ; qu'on tire des faits des déductions différentes des miennes. Seulement je veux que mes adversaires se servent d'armes sérieuses, et non d'épées de bois... "Sabre de bois !" dirait l'abbé Aubert. </p><p>Cette digression allait me faire oublier de vous prier de chercher, dans les listes de monétaires mérovingiens, publiées par Combrouse, A. de Barthélémy,</p><p>Saut de page</p><p>Ponton d'Amécourt, les analogues du nom du fondateur de votre chapelle funéraire, et d'examiner, sur les tiers de sou et deniers mérovingiens, frappés en Poitou, la forme des croix et des caractères des légendes. Il y a là des indices à recueillir. </p><p>Je ne saurais oublier non plus de vous dire que les deniers et oboles des comtes de Poitiers et de Limoges, aux types immobilisés de Charles et d'Eudes, trouvés par vous, sous l'église de Saint Savin de Poitiers, sont probablement un peu postérieurs à l'époque que je vous indiquais, lundi, trop à la hâte. Leur date d'émission correspond à peu près exactement au règne d'Hugues Capet. </p><p>J'aurais encore, Monsieur, bien des choses à vous transmettre, tout ce que vous m'avez montré m'a intéressé ; mais il est des bornes à tout, même à la prolixité d'un archéologue de campagne, auquel on reproche pourtant de répondre trop rarement aux lettres qu'on lui adresse. Lorsque vous viendrez à St. Cyr, nous aborderons les points non traités. </p><p>Il ne me reste plus qu'à vous prier de me rendre</p><p>Saut de page</p><p>un signalé service. Lorsque vous serez à Paris, soyez assez complaisant, si vous avez quelques instants de libres, pour constater si les archives de votre maison de la rue des postes, où se trouvent les mss. du p. Arthur Martin, possèdent réellement un dessin, exécuté par cet archéologue, reproduisant le flabellum de Noirmoutier, dit de Tournus, œuvre du VIIIe siècle, qui a pour nous, bas-Poitevins, une valeur exceptionnelle comme document. Pourrait-on en avoir communication par votre entremise ? </p><p>Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de ma gratitude pour vos excellentes communications et croire à mes meilleurs sentiments.</p><p>B Fillon</p>
- Source
- FRAD86_16J3_38
- Droits
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- Relation
- vignette : http://fondspdlc.edel.univ-poitiers.fr/files/fullsize/5dddf73b0d905ed71b30ea274653c4fa.jpg
- Format
- 21 cm x 27 cm
- 11 p.
- Langue
- fre
- Type
- Lettre
- Identifiant
- FRAD86_16J3_38_025
- https://fondspdlc.edel.univ-poitiers.fr/items/show/6913